Léon Vérane à Toulon
Toulon, pp. 15-1
Mais Vérane ne cède pas à l’appel du large. Au contraire, il tourne le dos à la mer et il contemple sa ville. Il s’identifie à elle, si bien que l’on disait, dès les années trente : « Toulon, c’est Vérane et Vérane, c’est Toulon ».
Voici Toulon dont les maisons italiennes alignées sur le port nous apparaissent peintes de mille couleurs, dans tout l'émerveillement du couchant. Derrière nous, le soleil teint de sang la tôle des cuirassés qui fument paisiblement dans l'ignorance des guerres. Le Mourillon s'allonge vers son cap vermeil, les jetées de la rade se dédorent par degrés, les balises mènent une valse lente dans les eaux plaquées de rouge, le sémaphore de Sicié se précise au sommet de sa colline brune ; et, derrière la ville, la muraille du Faron, couronnée de forts, bleuit et se violace. Les rocs prennent des transparences de saphirs ; le Coudon élève plus haut vers le ciel sa longue vague écumante qui ne déferle jamais.
J’atteins le débarcadère, […] j'erre sur le quai, rempli du tumulte des cols bleus qui s'empressent vers les dernières vedettes. Je regarde d'un côté les bâtiments blancs de l'arsenal, de l'autre les vieilles maisons du port. Le désir me saisit de courir par tous les quartiers pour revoir d'un seul coup tout ce qui m'a jamais charmé dans Toulon, pour posséder entièrement cette. femme insouciante qui s'étire comme une odalisque alanguie dans mes bras. Je contourne l'hôtel de ville, je jette un coup d'œil de sympathie aux géants de Puget qui soutiennent le balcon ; je gagne le cours qui s'orne et se pavoise pour le bal de nuit, je mouille ma main aux fontaines tapies dans le clair-obscur des carrefours, je hume l'odeur du poisson mort qui encombre le marché, j'écrase du pied des débris de coquillages, je suis les ruelles étroites: la rue des Boucheries, où mon cabaretier a disposé les chaises pour la causette de chaque vesprée, – la rue du Canon, où une voiture chargée de branches de pin m'annonce un boulanger qui se ravitaille en bois. Le four, au fond de la boutique, flamboie déjà et met une lueur vacillante aux plateaux de cuivre des balances. Je fuis cette fournaise menaçante et, sans plus m'attarder au sourire des jeunes fornarines, je gagne la place d'Armes dont le kiosque enguirlandé, étrange comme une pagode, s'encombre de casquettes blanches...
Et la poésie des lieux m'envahit, m'oppresse et m'enivre ; je m'en délecte comme d'une liqueur. Oui, Toulon, avec son quai vénitien où le bruit des moteurs ne parvient point, – avec sa halle pleine d'une odeur violente de figues et de melons, – ses petites places ombragées de platanes, – ses longues voies ténébreuses et parallèles, bercées par le claquement du linge dans le mistral, – ses conciliabules de bonnes gens assis le soir sur le pas des portes, – ses cris de marchands corses et piémontais, – ses horizons de mer et de vaisseaux au bout des rues, – ses innombrables petits bars où retentissent les rires des filles, – ses grandes pâtisseries fraîches, – ses épiceries parfumées, – ses poissonneries bruyantes, et son dossier de montagnes qui l'enferment et la cachent au monde, – Toulon est bien à la fois, la cité provençale de la joie et du repos. Ici elle dort au soleil, là elle danse dans la lumière. Elle est chaque jour pour moi ce qu'elle est pour les marins qui s'y reposent une heure, après un long voyage : ville d'allégresse et de volupté, ville de paresse et d'oubli.
Toulon, pp. 1157-118