De livre en livre avec Léon Vérane

 

 

Les alcools fleurissaient les verres à facettes

Et le zinc lumineux semblait un reposoir.
Je trouvais au patron une figure honnête,
Un nerf de bœuf était derrière le comptoir.
 
Les flacons arboraient d’étranges étiquettes,
Une fille faisait ses lèvres au miroir.
L’aveugle sur le seuil, d’une aigre clarinette
Aggravait à dessein la descente du soir.
 
Des marins qui n’étaient inscrits sur aucun rôle
Troquaient pour un peu d’or de maigres perroquets
Ou des singes pelés juchés sur leur épaule,
Et les barques s’entrechoquaient le long des quais.
 
Alors au ciel monta la lune lente et plate
Qui fait hurler en chœur les déments et les chiens,
Et le Diable, vêtu d’un chandail écarlate,
Pénétra dans le bar et dénombra les siens.

 

« Le Diable au bar » dédié à Albert Decaris
La Fête s’éloigne, Paris, 1945, p. 79

 

Léon Vérane offre « Le Diable au bar » à son ami Albert Decaris, maître graveur de réputation mondiale, président de l’Académie des Beaux-Arts. Comme ce poème, l’essentiel de ses textes est dédié à des amis, car Vérane c’est d’abord l’amitié.
 
Lorsque Vérane aborde le thème des bars, à partir de 1913, c’est un sujet nouveau en poésie. Tout au long de sa vie, il rédigera une cinquantaine de pièces de cette veine, dans une écriture forte qui suscite aujourd’hui encore un grand intérêt. Toutefois, cette inspiration est à l’origine d’un malentendu car elle induit des clichés réducteurs, l’image de l’homme des bars prenant le pas sur celle du poète. En réalité, ce n’est là qu’un des aspects du talent de Vérane dont l’œuvre est méconnue.Aussi, nous vous invitons à aller à sa rencontre et à suivre son parcours de vie. C’est un itinéraire facile : ses ouvrages jalonnent la première moitié du XXème siècle.
 
 

La Belle Époque du beau Léon

 
Pour l’enfance de Léon Vérane et pour ses vingt premières années (il a vingt ans en 1906), nous vous renvoyons à l’ouvrage de Patrick Lorenzini, Léon Vérane et la bohème toulonnaise (1).
 
 
Pour le poète, tout commence en 1910. Toutefois, il est important de le situer dans son temps pour mieux le comprendre. Né à Toulon, le 21 décembre 1886, Vérane appartient à une génération qui est fille de l’école laïque, gratuite et obligatoire. Une école où, dès les petites classes, la poésie accompagne la lecture, le vocabulaire, la grammaire, la récitation, — une récitation apprise par cœur.
 
Ensuite, à l’adolescence, les jeunes gens s’exercent à la composition poétique grâce à leur cours de rhétorique dont les principales références sont les classiques français et les poètes antiques, grecs et latins.
 
 
Cette éducation suscite une forme de déterminisme social. En effet, elle donne, avec le Poète, un modèle aux enfants des classes moyennes et provinciales. C’est une image de référence, souvent ambiguë avec la figure du poète maudit (voyez Verlaine), faite de désenchantement, de désespérance, de recours à l’alcool, aux drogues et parfois au suicide. Mais elle comporte aussi une volonté de réussite, une aspiration à la reconnaissance, à la célébrité, au « laurier sonore » selon le mot de Vérane. L’Académie française en est la perspective ultime même si elle est contestée. De cette génération, Emile Henriot et Jean-Louis Vaudoyer, — deux amis de Vérane, — seront reçus sous la Coupole et Francis Carco, son frère en poésie, présidera l’Académie Goncourt.
 
Enfin, Vérane appartient à une génération de poètes qui connaît « la crise des valeurs symbolistes ». Avant ce concept mis en relief par Michel Décaudin, les critiques ne voyaient, dans la période antérieure à 1914, qu’une foule d’écoles situées entre le Symbolisme et le Surréalisme. En quelque sorte, c’était pour eux une époque de désagrégation, une queue de la comète symboliste, un temps médiocre dominé par quelques personnalités comme Péguy, Claudel, Apollinaire.
 
Michel Décaudin montre qu’il s’agit, au contraire, d’une époque très riche, effervescente, où se révèlent deux tendances nouvelles (2). Il note d’abord l’importance des poètes issus de la province : « la province bouge », remarque-t-il. Ensuite, reprenant l’expression du poète Jean de Tinan, il relève la volonté des auteurs de « demeurer aussi près que possible de la vérité [de leurs] émotions ». L’Ecole Fantaisiste, dont Vérane est un des fondateurs, en est un bel exemple. Malheureusement, leur temps de notoriété sera très court en raison de la Grande Guerre qui va tout bouleverser.
 
(1) Patrick Lorenzini, Léon Vérane et la bohème toulonnaise, Toulon, Editions Régine Vallée. Le Passé retrouvé, 1994, 171 p.
(2) Michel Décaudin, La crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française. 1895-1914, 
     Toulouse, Privat, coll. « Universitas », 1960, 532 p.
 

Les débuts poétiques

 
Léon Vérane apparaît dans l’histoire littéraire en 1910, avec La Flûte des satyres et des bergers, un recueil de seize poèmes, co-signé avec un ami, Arthur Verdier. Cette plaquette est publiée dans la capitale, par les soins de la revue « Vers et Prose » dirigée par Paul Fort. Les débuts poétiques de Vérane se font ainsi à Paris, sous le patronage du Prince des Poètes, l’auteur des Ballades Françaises.
 
 
Inspirés de l’Anthologie grecque, les poèmes se réfèrent à la flûte, celle du berger Marsyas qui osa défier Apollon, celle des satyres qui accompagnent Dionysos, celle des bergers chers à Théocrite et celle du dieu Pan, auquel Vérane fait une offrande.
 
 
A toi, Pan chevelu, dont la flûte savante
Au souffle de ta lèvre, au seul gré de tes doigts,
Fait danser sous les pins que l’albe lune argente
Les chèvres-pieds cornus et les nymphes des bois,
 
A toi, dieu protecteur de la forêt bruissante,
Qui ranges les bergers de ces lieux sous tes lois,
J’offre ce bouc velu, cette agnelle bêlante,
Et ces flûteaux taillés au cœur des roseaux droits.
 
Car j’ai pu, grâce à toi, qui me fus favorable,
Voir de nouveaux agneaux bondir dans mon étable ;
Et pour avoir brouté, aux crépuscules bleus,
 
Sous tes regards amis, le thym et la bruyère,
Mes chèvres ont empli de leur lait écumeux,
L’écuelle de bois et la jarre de terre.
 
« Offrande à Pan »
La Flûte des Satyres et des Bergers
Paris, Vers et Prose, 1910, p. 15
 
Représentatif de la première influence qui marque Vérane, ce poème se situe dans la filiation de l’épigramme votive, c’est-à-dire de ces inscriptions qui, en Grèce, commémorent l’offrande à un dieu et qui, par la suite, deviennent des exercices littéraires.
 
 

La création de la revue Les Facettes

 
 
Vérane publie le premier numéro de sa revue Les Facettes, à Toulon, en octobre 1910. Il s’agit d’un cahier trimestriel entièrement consacré à la poésie. Avec Les Facettes, Vérane est rapidement en relation avec toutes les revues poétiques qui comptent à l’époque : A Paris, avec le Mercure de France, Vers et Prose, La Phalange, Pan, l’Isle sonnante, le Beffroi, les Marges, les Rubriques nouvelles. En province, avec Les Guêpes (Drôme, Jean-Marie Bernard), Poésie (Touny-Lérys, Francis Jammes), Le Feu (Marseille, Sicard), L’Art libre (Lyon, Dérieux)… A l’étranger avec Le Thyrse, Durandal, la Belgique française (Bruxelles), Joyeuse (Namur), Le Farfadet (Vervier, près de Liège), Les Feuillets (Genève), Poesia (Milan)…
 
Un important courant d’échanges s’instaure entre les poètes de ces différentes publications. En moins d’un an, Vérane et Les Facettes sont devenus des acteurs à part entière de la vie poétique, nationale et francophone. Comme l’a écrit Michel Décaudin, « la province bouge ». Et la presse rend compte des manifestations, des critiques, des polémiques parce que la poésie est l’affaire de tous.
 
A cet égard, le choix du titre Les Facettes est significatif : Vérane veut montrer les différents aspects de la poésie contemporaine. En effet, cette époque connaît une vie poétique effervescente avec plusieurs dizaines d’écoles, de mouvements, de genres… En moins de quatre ans, d’octobre 1910 à juin 1914, Vérane fait paraître seize numéros, plus de deux cent-trente poèmes écrits par une centaine d’auteurs différents : des régionalistes comme des intégralistes, des poètes sociaux comme des visionnaristes, des néoclassiques comme des révolutionnaires, des spiritualistes, des néo-mallarmistes, des jammistes, des primitivistes…
 
Ce faisant, Vérane édite plus du tiers des poètes de son époque. Il s’agit de jeunes auteurs marqués par l’esthétique symboliste, et qui, pour beaucoup, en rejettent l’héritage. Mais ce n’est pas le cas de Vérane pour qui le Symbolisme est la deuxième influence caractérisant ses débuts littéraires.
 
Toutefois, à quel Symbolisme faut-il se référer ? En effet, il y a autant de définitions que de poètes. Pour Rémy de Gourmont, c’était « l’expression de l’individualisme dans l’art ». Mais, au lieu de se perdre dans les théories, recherchons quels sont les Symbolistes dont l’œuvre est publiée entre 1885 et 1905, période d’imprégnation de notre jeune auteur.
 
Si nous avons une première génération avec Mallarmé (né en 1842), Verlaine (1844), Tristan Corbière (1845), Germain Nouveau (1851), Rimbaud (1854) et Moréas (1856), c’est la seconde qui, de toute évidence influence Vérane. Les Stuart Merrill (1853), Henry de Régnier (1864), Pierre Quillard (1864) et André Ferdinand Hérold (1865) sont les dédicataires de ses premiers poèmes, publiés d’abord dans Les Facettes, puis réunis dans son deuxième recueil, Terre de Songe.
 

De la Terre de Songe au Jardin des Lys

 
Terre de Songe paraît à la fin de 1911. On y sent l’influence du rêve, du mystère, de l’irréalité de Régnier, des chevaleries sentimentales d’Hérold et des lignes mélodiques de Stuart Merrill.
 
Dans cette Terre de Songe le poète évoque une cité, des tours, des campaniles, un palais, tout un univers constitué de fer, de cuivre, d’airain et de pierres précieuses. Mais c’est aussi un lieu planté d’arbres chargés de fruits, colorés d’une multitude de fleurs, un jardin merveilleux où l’on rencontre des princesses et des êtres étranges : mages, sibylles, centaures, licornes blanches, gnomes et un « nain qui jonglait ».
 
Dans les rameaux des ifs et des cèdres en cône,
Les perroquets rouges et verts se sont juchés
Et troublent d’un frôlis d’aile le soir d’automne
Au long des boulingrins de corolles jonchés.
 
Et le nain, sous son chaperon de velours jaune
Où comme un bleu panache un iris est fiché,
Jongle avec des citrons, des cédrats et des pommes
Aux cris rauques des grands oiseaux effarouchés.
 
Mais la lune surgie au ciel de lazulite,
Ecorne sa rondeur aux ifs pointus du bois,
Et le nain qui jonglait, soudain devenu triste,
 
Songe qu’il a manqué pour la première fois
Un citron, un cédrat ou une pomme blanche,
Puisqu’un fruit est resté dans les fourches des branches.
 
« Le Nain qui jonglait »
dédié à Tristan Klingsor
Terre de Songe
Toulon, Les Facettes, s. d., [1911]

 

L’histoire de ce poème est exemplaire. Avant de le faire paraître dans son recueil, Vérane le publie quelques mois plus tôt, en 1911, dans un opuscule de huit pages, intitulé Le Petit Cahier.

 
Imprimé à Tarbes et tiré à vingt exemplaires seulement, ce Petit Cahier est considéré comme l’acte de naissance de l’Ecole fantaisiste, signé par quatre poèmes, un de Francis Carco, un de Tristan Derème, un de Jean Pellerin et du « Nain qui jonglait ».
 
 
Vérane consacre un numéro des Facettes (mai 1913) aux « Indépendants et Fantaisistes ». Il laisse à Tristan Derème le soin de déclarer, en « avant dire », que la fantaisie « chante la vie comme elle est tout simplement et c’est un objet assez fabuleux pour satisfaire et dépasser toutes les imaginations ».
 
Aussi, délaissant le monde fabuleux de la Terre de Songe, Vérane s’ouvre à la Nature Dans le Jardin des Lys et des verveines rouges, un recueil qu’il édite à l’automne 1913.
 
Le clocher du village a cassé le ciel dur ;
Le noyer entrelace à la crête du mur
Des rameaux nus noués comme des cordes noires ;
Dans le chemin boueux l’eau des flaques de moires
A des frissons de peau sous le pied froid du vent.
D’argileuses nuées lourdement étendues
Pèsent dans l’air saignant où l’on voit au couchant
Le soir vermiculé par les branches tordues.
 
 
« Petit paysage »
dédié à Théo Varlet
Dans le Jardin des Lys et des Verveines Rouges
Toulon, Les Facettes, s. d., [1913]
 
La lecture de cet ouvrage suscite deux remarques. La première, c’est que pour chanter la vie, pour sentir respirer la nature, il faut que le poète soit dans un certain état de réceptivité. Pour cela, il lui faut le repos, la tranquillité, le calme, la paix afin de pouvoir pratiquer le libre écoulement du temps. C’est l’otium des Latins, par opposition au temps utilitaire de l’horloge, le negotium, qui sert à avoir. L’otium est le « divin loisir » qui permet d’accéder à la contemplation du monde. Qu’il soit à la campagne ou à la terrasse d’un bar, Vérane est dans l’otium, dans la contemplation du monde et, par ses poèmes, il nous la donne à partager.
 
La seconde remarque concerne le lien entre Terre de Songe et le Jardin des Lys. Il semblerait, à première vue, qu’il n’y en ait aucun. Pourtant, Terre de Songe est déjà une terre de jardin, et son dernier poème figure en ouverture du nouveau recueil dont il prend maintenant le titre : « Dans le Jardin des Lys et des Verveines rouges ». Cette volonté d’enchaîner, cette cohérence de la pensée, nous les retrouverons tout au long des publications de Vérane.
 
Mais, pour l’heure, à l’automne 1914 il y a la guerre et Vérane est mobilisé. Néanmoins, lorsque Stuart Merrill meurt, le 1er décembre 1915, notre poète décide de lui élever un « Tombeau ». Le 25 juin 1917, à Cavaillon, l’imprimeur Mistral publie La Gardeuse de Paons pour le compte des Facettes. Il s’agit de vingt et un poèmes, signés par trois amis, disciples du Maître symboliste : Marius Martin, Elie Dalichoux et Léon Vérane. Chacun donne sept pièces et le recueil se termine par l’hommage de Vérane intitulé « Pour un poète mort ».
 
Maître, pour que l’oubli de sa tenace rouille,
Sur ce tertre hautain où vous allez dormir,
N’atteigne avec vos chants votre chère dépouille,
 
Les poètes, vos fils, pleins d’un grand souvenir,
Ont roulé des monceaux de marbre et de porphyre
Et planté le laurier qui doit croître et verdir.
 
Puis, sur la pierre rouge ayant planté la lyre,
Tour à tour héroïque et plaintive à vos doigts,
Et les gemmes qu’à votre rêve il plut d’élire ;
 
Les poètes se sont dispersés par les bois,
Que faisaient les feux du couchant et de l’automne
Semblables au bûcher des héros et des rois.
 
Maître, vous voilà seul ! sans glaive, sans couronne,
Sans votre bel arroi de pages, de valets
Et de destriers que le velours caparaçonne.
 
Et, sur le haut perron fleuri de ce palais
Où vous fîtes rêver les reines et les fées
Voter lévrier fauve hurle aux cieux constellés.
 
Maître, vous voilà seul ! mais lorsque les cépées
Et les ifs craqueront au choc des vents d’hiver
Croirez-vous pas entendre et le jeu des épées
 
Et l’appel de la troupe et les cloches de fer ?
 
« Pour un poète mort »
La Gardeuse de Paons
Figurines pour le tombeau de Stuart Merrill
Toulon, Les Facettes, 1917
 

Léon Vérane, des années folles à la grande crise

 
Au printemps 1918, bien que la guerre ne soit pas finie et qu’il soit encore sous les drapeaux, Vérane fait reparaître Les Facettes, donne ses poèmes à des revues et entreprend la publication de nouveaux recueils. N’a-t-il jamais cessé d’écrire ? Sa vie est indissociable de la poésie.
 
Deux cycles marquent cette période d’intense créativité qui va jusqu’en 1932. Le premier, qui avait commencé en 1911 avec Terre de Songe, va se poursuivre jusqu’à la parution du Livre des Passe-Temps, en 1930. Le second débute en 1931. Entre les deux, autour de l’année 1930, Vérane écrit cinq ouvrages en prose, principalement des biographies.
 

Vers Le Livre des Passe-Temps

 
Le Livre des Passe-Temps vient clore un ensemble de six recueils où chaque livre contient tout ou partie des précédents. Par exemple, Images au jardin (1921) englobe les treize pièces du Jardin des Lys. Mais ce nouveau jardin s’ouvre sur la cité et sur les bars où il y a toujours un ami que Vérane interpelle.
 
Chabaneix, vous souvenez-vous
De la gargote à Montparnasse,
De ces flacons de vin d’Anjou,
De cette maritorne grasse.
 
Et de ces Bretons aux yeux bleus
Qui lampaient le cidre et la fine
En évoquant des soirs pompeux
Sur le Gange et les mers de Chine ?
 
La fuite des autos dehors
Vibrait du long cri des sirènes
Et les trottoirs monnayait l’or
Du gaz et de l’acétylène.
 
Nous nous citions Ronsard, Catulle,
Tristan, Théophile et Villon.
Et le mastroquet ridicule
Prenait un faux air d’Apollon.
 
Reverrons-nous un soir semblable,
Philippe en quelque cabaret,
Ivres, les coudes sur la table,
Tels Saint-Amant avec Faret ?
 
Et le signe clair de la Lyre
Fera-t-il encor, indulgent,
Luire sur notre beau délire
Vingt et une étoiles d’argent ?
 
« D’un soir à Montparnasse »
Images au jardin
Toulon, Les Facettes, 1921, pp. 55-56.
 
 
Le jardin, les bars, les amis, voilà les thèmes principaux de cette période qui voit la publication successive du Promenoir des Amis (1924), de pièces complémentaires au Promenoir (1925), de Plus loin (1925) et de Bars (1928). Enfin, Le Livre des Passe-Temps (1930) regroupe tous les poèmes de ces recueils. C’est un ouvrage majeur dans l’œuvre de Vérane, — 130 poèmes pour 263 pages, — la somme de son premier cycle poétique.
 
Cette forme de sédimentation s’explique par les conditions de publication de la poésie. En effet, chaque recueil étant tiré à quelques centaines d’exemplaires, la diffusion est restreinte. Aussi, au lieu de procéder à un nouveau tirage, Vérane préfère regrouper sur un thème des poèmes inédits et des anciens pour, à la fin d’un cycle, rassembler la totalité de son œuvre en un volume.
 
 

Vérane biographe

 
Autour de 1930, pour le plaisir de ses amis, Vérane écrit cinq ouvrages en prose. Le premier, Bellaud de la Bellaudière, nous fait découvrir un poète originaire de Grasse (1532-1588), important maillon, - un maillon d’or » dira Vérane, - qui unit les troubadours au Félibrige.
Cette étude est riche d’enseignements sur Vérane lui-même. D’abord, nous percevons l’importance de sa langue maternelle, une langue qui, à cette époque, est toujours parlée dans les campagnes varoises ainsi que dans les villes où les écoles félibréennes sont actives. A Toulon, Vérane participe aux travaux de l’Escolo de la Targo, présidée par son ami Esclangon, au demeurant secrétaire général de la mairie de Toulon où notre poète est employé.
 
 
Le deuxième enseignement montre que Vérane poète sait également être un historien de la vie poétique, participant à enrichir l’histoire littéraire tant provençale que française. La poésie de Bellaud de la Bellaudière, écrit Vérane, est « belle en un siècle où chaque jour voyait naître un chef-d’œuvre ». Et puis, le personnage est si plaisant, (« un joyeux drille de chez moi », note-t-il sur une dédicace), qu’il regrette de n’avoir pas été à ses côtés, l’interpellant comme il le ferait pour un ami :
 
Sous un ciel battu de cent cloches,
Bellaud, dans ta chère Avignon,
Pour la ripaille et la débauche,
Que n’ai-je été ton compagnon !
 
A noter que le poète provençal a intitulé un de ses recueils : Lou Passas-tèns. Vérane ne reprend-il pas ce titre pour son ouvrage majeur, Le Livre des Passe-Temps ?
 
 
A l’instar de son ami Tristan Derème qui a écrit un Toulouse, Vérane publie Toulon en 1930, chez Emile-Paul Frères, à Paris, dans la collection « Portraits de France », dirigée par un autre ami, Jean-Louis Vaudoyer. C’est un livre d’amour à sa ville natale, dans une prose poétique entrecoupée de poèmes. Tout en allant des remparts au boulevard et de la place Puget au cours Lafayette, nous découvrons, sur ses pas, le Toulon des cols bleus, du peintre José Mange, du Bar des Ténors, de la cuisine de Justin…
 
 
Avec sa publication sur Saint-Amant, qui paraît en novembre 1930, Vérane est un précurseur. En effet, la critique littéraire a longtemps tenu le XVIIème siècle comme le « grand » siècle classique, négligeant près de cinquante ans de poésie baroque. Vérane, « attiré par le style Louis XIII », connaît bien cette époque. Voilà pourquoi, l’un des frères Garnier, — un ami poète qu’il publie dans Les Facettes, — lui demande de présenter Les œuvres poétiques de Saint-Amant, pour les rééditer ensuite dans la prestigieuse collection des « classiques Garnier ».
 
C’est un ouvrage conséquent, qui associe des textes choisis, une introduction extrêmement vivante et des notes très documentées sur l’un de nos grands poètes baroques, également l’un des premiers membres de l’Académie Française.
 
Vérane écrit ensuite Humilis, une biographie de Germain Nouveau (Pourrières, Var, 1851-1921), à la demande de Francis Carco qui dirige à cette époque « La Vie de bohême », une collection paraissant chez l’éditeur parisien Bernard Grasset. Il nous montre à sa façon un homme déchiré entre les attraits de la chair et l’appel divin. « Dieu tentait moins Humilis quand il était avec les femmes, que les femmes ne le tentaient quand il était avec Dieu », écrit-il et l’ouvrage, de la même veine, répond aux vœux de Francis Carco, pour qui la « bohême d’artiste, c’est la cocasserie, l’allant, la verve, l’humeur fantasque… la fantaisie dans ce qu’elle a de plus brillant et de plus spontané ».
 
Or Vérane est un écrivain « fantaisiste ». Sa verve et son style correspondent à la définition que donne Maurice Rat : « La fantaisie c’est d’être tour à tour, et même parfois en même temps, narquois et tendre, grave et léger, joyeux et triste. C’est d’enchanter son mal en le chantant ». L’auteur d’Humilis met en œuvre toutes ces qualités pour conter la vie d’un grand poète, maudit, mais mystique, pour lequel André Breton réclamera la canonisation.
 
 
Le Chevalier Paul, paraissant après les biographies de Jean Bart, Cassar, Tourville, du Petit-Thouars… est un volume de la collection « La grande légende de la mer ». L’ouvrage se lit comme un roman d’aventure, au siècle de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV. Il évoque la naissance du héros dans une barque, sous l’orage, l’ordre de Malte, la marine royale avec ses navires et ses batailles contre les Espagnols, les Anglais et les Mauresques, au rythme du canon et du sabre d’abordage.
 
Ce livre scelle la rencontre entre le poète, qui a alors quarante-quatre ans, et Lionel Chassin, un jeune et brillant officier de vingt-huit ans. Leur amitié ne se démentira jamais. Vérane lui dédiera plusieurs poèmes.
 
Et Chassin, alors général d’armée aérienne à la mort de Vérane, présidera l’association parisienne des amis du poète.
 

Du Livre d’Hélène aux Etoiles Noires

 
Edité à Paris par la revue l’Ermitage, en 1931, Le Livre d’Hélène marque le début du second cycle poétique de Vérane. La femme, jusqu’alors figure incidente, fait son entrée.
 
Avec le choix explicite du prénom de la plus belle des mortelles, Le Livre d’Hélène prend le parti de l’amour mythique, un amour pour celle que l’homme attend toujours, mais qu’il ne rencontre jamais. Et la parole du poète se fait plainte amoureuse, élégie, une forme qui a ses origines dans la poésie grecque, puis latine. Nous la trouvons en France chez Ronsard, André Chénier, Lamartine.
Dans Le Livre d’Hélène, Vérane devient un poète élégiaque, exprimant l’amour attendu, peut-être reçu, mais rapidement enfui, perdu, et dont il ne reste que la tristesse du souvenir dont il ne peut se détacher.
 
Des fleurs mortes de l’autre été,
Des fleurs dans les pages d’un livre,
Ton nom, musique triste à mes lèvres resté…
Du mal du souvenir quel élixir délivre ?
« Autre suite I », p. 38
 
 
Dans le recueil suivant, publié aux Facettes à l’automne 1932, l’image du titre : Les Etoiles noires, suggère la perte de l’espoir et le sens tragique de la vie qui habite Vérane.
 
Et puis reçois l’aveu d’un cœur qui se résigne
Mais qui, dans le moment que l’amour lui fait signe
Plus que l’aile ou le trait, vers le malheur est prompt. « Solitude », extrait, p. 68
 
Dans ce recueil, qui comprend en partie les poèmes déjà parus dans Le Livre d’Hélène, Vérane n’exprime plus seulement sa douleur d’aimer, mais plutôt sa plainte contre des promesses non tenues, comme la gloire qui se refuse et l’amitié qui se retire. En voici un exemple avec « Timon parle ». (Timon, le misanthrope, évoqué par Plutarque, puis par Shakespeare, est un poète grec de l’Anthologie).
 
A l'heure où s'allume Vesper
Vous chantiez tous, la coupe haute,
Dans mon palais, face à la mer,
O vous mes amis et mes hôtes.
 
Et mes servantes aux bras blancs,
Diligentes, couvraient les tables
Avec les vins étincelants,
Le pain, les viandes délectables.
 
Vous disiez mon esprit, mon cœur,
Et mon indulgence et mon faste
Et pour accueillir votre chœur
Je rêvais d' un palais plus vaste.
 
Mais la roue a tourné depuis.
D'une fortune trop fantasque
Mon palais est vide et sans bruit ;
Les violons ont suivi les masques!
 
Et quand se lève dans le soir,
Vesper, l'étoile verte et rose,
Je longe la mer pour revoir
Le parc mort et la grille close.
 
O vous mes hôtes, mes amis !
Où êtes-vous, troupe légère?
A quels nouveaux banquets assis
Levez-vous la Lyre et le Verre ?
 
"Timon parle"
« pour d’anciens amis »
Les Etoiles Noires, 1932, pp. 15-16
 
Après cela, c’est le silence, un grand silence qui dure près de dix ans.
 
Ce n’est pas vraiment que Vérane se tait. Peut-il se taire ? En effet, pendant cette période, il donne des conférences sur ses amis peintres, notamment au « Trident », la galerie toulonnaise de son ami Bruno Bassano. Mais il ne publie plus rien, jusqu’en 1941, à l’exception d’un choix de poèmes, en français et en provençal, de José Mange, qui vient de mourir. Cette plaquette, éditée par les Facettes en 1935, est précédée du texte de la causerie qu’il donne en hommage à son ami, le 23 février1935, à l’occasion d’une exposition au Trident. Si les amis ne sont pas fidèles, Vérane, lui, reste fidèle en amitié.
 
En 1941, dans cette période d’abattement qui suit la défaite, le besoin se fait sentir d’affirmer une identité collective. Aussi Vérane, percevant l’importance de garder des images de Toulon, regroupe tous ses poèmes concernant sa ville natale et publie Imagerie Toulonnaise, comme s’il avait le pressentiment que le pire était encore à venir et que tout allait disparaître.
 
1941, l’année noire. En avril, il est mis à la retraite d’office, par le régime de Vichy. (Il sera rétabli dans ses droits à la Libération). Et en décembre, c’est le décès de Marie, son épouse.
 

L’après guerre, de Paris à Solliès-Pont

 
Vous étiez de Toulon, en des jours plus prospères,
La parure et l’orgueil,
Et l’une d’entre vous chantait devant mon seuil
Parmi les éventaires.
 
La guerre a passé là ! par le vent insultés
S’entassent vos décombres
Et les feuillages sont, qui vous prêtaient leur ombre,
Du fer déchiquetés.
 
Fontaines qui berciez au temps de ma jeunesse
Mes rêves les plus fous,
Je sais mes regrets vains, mais je pleure sur vous
Et dépose ces vers qu’en guirlande je tresse
Devant vos fûts brisés et vos motifs en pièces.
 
« Les fontaines blessées », extrait
dédié à Bernard Langrune
La Calanque au soleil, 1944, pp. 23 24
 
Avec ce poème, écrit au début de 1944, l’Histoire surgit dans la poésie de Vérane, alors que la guerre de 1914 n’y apparaissait pas. Cette fois, les événements le marquent car Toulon est détruit, écrasé sous les bombes. « Nous avons subi huit bombardements très sévères, j’ai été de la fête chaque fois. J’ai vu la mort de près mais touchons du bois, je suis sauf, jusqu’à nouvel ordre », écrit-il dans une lettre datée du 10 août 1944 à Charles de Richter.
 
Son épouse est morte, ses proches sont dispersés. Et Toulon, son Toulon, n’existe plus. Aussi, dès le lendemain de la Libération, Vérane « monte » à Paris, où ses amis, Bernouard, Carco, Chabaneix, Muselli… l’attendent. Il a cinquante-huit ans. Dans la capitale, il va recevoir le Grand Prix de la Maison de Poésie et la Légion d’honneur.
 

A Paris, avec les amis (1944-1949)

 
Un an après son arrivée à Paris, La Fête s’éloigne (octobre 1945) paraît avec une préface de Léo Larguier et un portrait gravé par Decaris.
 
Nous sommes toujours dans le cycle de la poésie élégiaque. Mais ce n’est plus seulement la douleur amoureuse (Le Livre d’Hélène), les doléances amicales (Les Etoiles noires), ou d’une façon plus large, les griefs contre les élans stoppés et les espoirs brisés (poèmes du début des années trente), ce sont maintenant des plaintes dues à la perte de son épouse et aux regrets du temps passé :
 
Devant l’avenir et son leurre
Qu’ils étaient beaux les jours anciens ! 
« A ma femme, I présence »,
extrait, p. 15
 
Ecrits à la fin des années trente et surtout au début des années quarante, ces poèmes sont intitulés : « Après », « Oubli », « Adieu », « Abdication » :
 
Sans m’apporter les fruits que j’avais lieu d’attendre
Mon automne est venu.
Dans le creux de la main je soupèse la cendre
De mes jours révolus. […]
 
De mes plus chers espoirs ayant défaits la gerbe,
Je la consacre au feu.
Que sur un vain passé l’oubli, la ronce et l’herbe
S’élèvent peu à peu.
 
Et que de celui-là, porteur d’hymnes et d’odes,
La gloire ayant dit : non,
Seul le vent de la nuit qui par les ruines rôde
Murmure encor le nom.
« Abdication »
dédié à Léo Larguier
extrait, pp. 42-43
 
Mais chez Vérane la force de vie est toujours présente et le poème qui suit « Abdication » s’intitule « Résurrection ».
 
 
Captif de quelle nuit ? J’espérai en l’aurore,
Mais nulle flamme vive, à travers les barreau,
Ne disait à mes yeux qu’au-dessus des coteaux
Le soleil magnifique au ciel montait encore.
N’importe, je savais que le printemps décore
La campagne de la fleur blanche des sureaux,
De l’iris, du bluet, et qu’un peuple d’oiseaux
S’éveille le matin au cœur du sycomore.
 
« Résurrection », extrait, p. 44
 
Cette force, Vérane la puise dans la Nature, celle de sa terre natale, et dans l’amitié. Son énergie s’exprime davantage encore dans l’ouvrage suivant, La Calanque au soleil, publié en février 1946. L’élégie se transforme, la plainte s’atténue, elle évoque plutôt les souvenirs, elle appelle la mémoire. Mémoire et souvenir qu’illustre « Pour mon oncle », poème-clé de ce recueil et certainement, avec ses quatorze quatrains, la plus longue pièce de vers de Vérane.
 
 
Vous aviez refusé l’existence banale
Promise aux hommes des cités ;
Vous aviez dans l’amour de la terre natale
Cherché votre félicité.
 
Semailles et moissons prenaient toutes vos heures
Selon la courbe des saisons,
Et vos travaux faisaient riche votre demeure
De grains mûrs, de chaudes toisons. […]
 
En novembre, son oncle l’emmenait à la chasse. Vérane évoque les chiens, la bête traquée, les coups de feu et la halte de midi où, en terminant le repas :
 
Horace sans Tibur vous me disiez des choses
Que le temps n’effacera pas.
 
Vous me disiez la paix retrouvée aux campagnes
Après les orages charnels.
L’honneur d’être de ceux que le rêve accompagne
Hors des limites du réel.[…] « Pour mon oncle », extrait, pp. 71-73
 
Voilà une belle définition du poète et de sa réceptivité lorsqu’il pratique l’otium. Il est celui « que le rêve accompagne hors des limites du réel ».
 
Après La Fête s’éloigne, avec La Calanque au soleil, le poète concrétise ses projets de publication. Mais, les lendemains de la guerre avec les restrictions et les problèmes d’approvisionnement en papier ne sont guère favorables à ce type d’édition. Pour Les Facettes, si dès le premier trimestre 1945 Vérane et Bernouard envoient un bulletin d’abonnement pour une revue à paraître quatre fois l’an, tiré à 1800 exemplaires, ils ne pourront en publier que deux numéros, en 1946.
 
A Toulon, Vérane comptait sur Montbarbon. Mais, écrit-il à son ami Charles de Richter, « La librairie n’est que cendres et le libraire est maintenant établi à Bellay [dans l’Ain] ». C’est pourquoi son Toulon sur mer, dans une édition de luxe illustrée de superbes gravures de Decaris, ne sera édité qu’en 1948.
 

Le Luthier des équipages (1943-1953)

 
Le Luthier des Equipages correspond à un projet que Vérane nourrit depuis la guerre puisqu’un manuscrit porte la date de 1943. Ce titre correspond à une vieille enseigne toulonnaise :
 
« Chez le Luthier des Equipages
La boutique est à l’avenant ;
La partition s’ouvre à la page
Le mur accroche l’instrument… »
 
 
Ce sera Pierre Seghers qui le publiera en janvier 1953. Cet ouvrage contient vingt-cinq textes parmi les plus beaux de Vérane. Plus de la moitié sont inédits et le choix des autres porte sur les meilleurs de la poésie des bars : « Cauchemar », « Nocturne », « Le Diable au bar », Le Beau Marin »… Dans ce recueil, un poème attire notre attention : « La Belle de Solliès ».
 
La belle de Solliès est brune et vaut deux blanches.
Je voudrait caresser son sein avec sa hanche
Et faire vingt sonnets sur sa hanche et son sein.
 
Quand le cœur est blessé le cœur s’ouvre et s’épanche
Et sous les cerisiers au seuil d’un beau dimanche
La belle de Solliès a connu mon dessein.
 
Et la belle m’a dit, décevante mais franche,
Jetez dans le Gapeau l’iris et la pervenche
Et sous les cerisiers revenez l’an prochain. […]
 
« La Belle de Solliès », extrait, p. 17
 

A Solliès avec Marcelle (1949-1954)

 
En ces années quarante, bien qu’il vive à Paris, Vérane revient régulièrement dans la région toulonnaise pour ses affaires et pour passer quelques vacances. C’est ainsi qu’à Solliès-Pont, au bord du Gapeau, il rencontre Marcelle, la belle de Solliès. Et si elle l’éconduit gentiment, Vérane pressent qu’elle est celle qu’il cherche depuis Le Livre d’Hélène.
 
« Et sous les cerisiers revenez l’an prochain ». Avec constance, Vérane revient à Solliès et, l’année suivante :
 
Résonnez cuivres et cordes
Astres allumez vos flambeaux !
L’humain et le divin s’accordent :
Quel matin connut soir plus beau ? […]
 
Celle dont j’espérais l’aveu
Comme la terre attend l’orage
A défait pour moi ses cheveux. « Nuptial », extrait
Le Tribut d’encens, 1951
 
 
Aussi, en 1949, Vérane quitte définitivement la capitale pour rejoindre Marcelle. Il écrit pour elle Le Tribut d’encens, un arc en ciel de poèmes d’amour, publié en 1951 et accompagné d’un burin hors texte que lui offre Decaris.
 
 
Tous les parfums de l’Arabie :
Le cinnamome, l’oliban,
L’ambre, la myrrhe, ô mon amie !
Sur ton beau corps je les répands. « Offrande, extrait »
 
Défais tes cheveux noirs, laisse tomber les voiles :
Danse au rythme accordé des vents bleus et des eaux.
Ce soir un feu divin circule dans nos moelles
Et les arbres vers nous inclinant leurs rameaux
Tendent à notre soif des fruits et des étoiles. « Danse ! »
 
 
Comme tous les poèmes de ce recueil, l’image de Decaris célèbre la femme. Mais plus encore que la montée du désir évoqué par la nudité de son corps, le feu caché et la fumée de l’encens - l’encens, cette résine du ciel - brûlent pour un hommage, une louange, un gage d’admiration et d’amour.
Vérane épouse Marcelle le 6 décembre 1951, quelques mois après la parution de l’ouvrage et demeurera désormais avec elle à Solliès-Pont.
 
L’œuvre ultime, Avec un Bilboquet, est publiée dans ce village, en 1954, éditée par les Facettes. Quelques mois avant sa mort, Vérane compose un bouquet de chansons. En avant-propos et en vers, son vieil ami Jean-Louis Vaudoyer écrit :
 
Un bouquet de chansons nouvelles
M’arrive aujourd’hui du Gapeau
Et vibre de battements d’ailes
De jeux de vents, de rires d’eaux.
[…]
« Cher Vérane, …
tout ressuscite
De ce léger petit cahier
Où (sans avoir l’air d’y toucher)
Le moindre de tes vers invite
Par l’art de réveiller l’écho
Par la grâce, la gentillesse,
A croire — si près du tombeau —
Que notre lointaine jeunesse
Peut revivre en un chant d’oiseau… »
Extrait
 
Ce sont effectivement des chansons, car nous trouvons une complainte, un air bachique, une balade, un lied, des rondes… Vérane, poète lyrique, nous précise toutefois, dans ce dernier recueil que « la flûte se substitue à la lyre », signifiant ainsi qu’il se place sous le signe de Pan, plutôt que sous celui d’Apollon. Et ce retour à la flûte ferme la boucle de son chemin poétique.
Lyrique, sans doute, mais avec fantaisie : à l’heure de la mort, il dit en souriant les choses les plus graves. C’est ce que traduit l’ami Decaris dans son hors texte. Voilà Vérane, en poète baroque, fervent de Bellaud de la Bellaudière et de Saint-Amant !
 
Du crâne d’Yorik que m’a légué Hamlet
Par un soir lourd de spleen j’ai fait un bilboquet.
J’en joue en ricanant à la fin du banquet ;
Rarissimes lecteurs n’en soyez point choqués. « Frontispice »
 
Et Vérane s’apprête à partir. Mais avant, il exprime son refus des clichés, il montre sa sensibilité, il met son cœur à nu.
 
Ils m’ont dit ivrogne, ils m’ont dit cynique,
Ils m’ont dit menteur, ils m’ont dit sceptique ;
J’ai gardé mon masque et tu ma rancœur,
Nul d’entre eux n’a su que j’avais un cœur.
 
Ni cœur d’un héros, ni cœur d’un apôtre,
Mais un pauvre cœur pas comme les autres,
Prompt à l’amitié, fidèle au malheur,
Lourd de sa pitié, saoul de sa ferveur. « A ceux qui m’ont calomnié »
 
Vérane meurt le mercredi 10 novembre 1954, le jour de la Saint Léon, son Saint patron.
 
 
Ce texte est la version écrite de la conférence donnée par Alain Bitossi, le lundi 11 octobre 2005, au théâtre Apollinaire, à La Seyne sur mer, sous l’intitulé « A la rencontre du poète Léon Vérane »
 
 
 
 
 

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